03 mai. On a enfin réussi. Nous avons enfin un hybride ligre viable. C’est le dixième essai et cela aurait dû être le dernier si nous avions échoué. Je crois que les autopsies de Hiro et d’Ivy nous ont été bénéfiques. Sans eux, nous n’aurions jamais réussi à créer Jophran.

Créer Jophran ? Me créer ? Je soupire doucement en comprenant que j’étais un de ces hybrides nés dans une cuve. Au moins, je n’aurais jamais de remords à ne pas connaître mes parents puisqu’ils n’étaient que des éprouvettes quelconques.

15 mai. Nous allons attendre quelques années pour réessayer finalement. Il semblerait qu’il y ait quelques anomalies génétiques sur le sujet : il est atteint d’albinisme et semble plus petit que ces prédécesseurs. Nous allons donc le suivre avec attention, étudier son caractère aussi, aussi jeune soit-il, pour essayer une nouvelle fois de créer un hybride ligre parfait.

Parce que je ne suis qu’un brouillon au final ? Comme les neuf avant moi. Je ne regrette en aucun cas mon geste à présent. Je les laisserais agoniser en les regardant, ils l’ont cherché après tout. Je tourne un bon nombre de pages, ne me souciant pas spécialement de mon enfance monotone et des rapports que le scientifique a pu faire dessus.

18 avril. Jophran va avoir six ans dans quelques jours. Nous n’avons pas réussi à corriger son problème d’albinisme, mais il ne semble pas plus dérangé que cela par cela. Cependant, nous sommes en bonne voie pour recréer un hybride avec les données qu’il nous a apportées. Je pense que nous pourrons bientôt l’envoyer au centre pour l’éduquer. Il ne nous sera plus aussi utile une fois que K. sera là.

 A travers ces mots, j’ai l’impression de n’être traité que comme un vulgaire objet bon à jeter. Je grommelle sans même m’en rendre compte. Comment des êtres vivants peuvent être aussi cruels envers nous ? Pitoyable. Je ne comprends qu’en tournant la page que l’hybride dont le scientifique parlait, le K., était en réalité Kira. Celle que je considérais comme ma petite sœur avant de la perdre. Je crois que s’ils n’étaient pas déjà en train de mourir, je les aurais tués de mes mains..

23 mars. K. est vivante. Nous l’avons appelée Kira, puisque nous avons préféré créer une femelle cette fois-ci. Peut-être sera-t-elle fertile et capable de porter la progéniture de J. Contrairement à J. elle n’est pas atteinte d’albinisme, leur descendance sera donc saine s’il nous est possible de les faire se reproduire. Jophran a été envoyé au centre tôt ce matin pour entamer son dressage, mais nous gardons un œil sur lui, au cas où. Et puis.. Il pourrait nous être utile dans quelques années, alors autant le garder dans les parages.

Inconsciemment, ma main se crispe sur la page du dossier, la froissant. Ils voulaient que je fasse des gamins à Kira ? A ma Kira ? Je n’en reviens pas. J’ai des nausées rien que d’y penser.

05 juillet. Jophran a été adopté avec notre accord. Il est resté trois ans au centre de dressage à cause d’un caractère assez prononcé qui nous a permis de voir son côté dominant aussi jeune soit-il et certaines caractéristiques dignes des ligres, mais les dresseurs le jugent bon à l’adoption alors pourquoi pas ? La famille a tout de même accepté de signer un contrat leur obligeant de nous donner des nouvelles de façon mensuelle et de nous faire part de tous les problèmes rencontrés avec J.

Je me souviens encore de cette période : pendant mon ‘’séjour’’ au centre, j’avais été maintes et maintes fois battu ou affamé pour avoir désobéi aux dresseurs. Mais à dix ans, je n’étais pas spécialement réceptif à leurs ordres – maintenant encore moins d’ailleurs –. Ma première famille adoptive, quant à elle, était assez agréable au début. Et puis, ils ont acheté une autre hybride, plus ordinaire, plus soumise, plus au goût du père de famille aussi, alors j’ai été relégué aux tâches ingrates. Ce que je n’ai pas spécialement supporté. Un gémissement plaintif me tire de ma lecture alors que je balance un dossier sur le corps qui gisait non loin de là. Qu’il se la ferme et qu’il crève en silence. C’est à cause de lui si j’en suis arrivé là.

27 novembre. J. est parti pendant quatre ans, mais à présent il est de retour au laboratoire. La famille a expliqué qu’il faisait preuve d’une certaine agressivité dont ils n’ont pas réussi à se débarrasser malgré toute la bonne volonté du père. Nous allons sûrement le garder ici et ne plus le remettre à la vente. Cela pourrait être dangereux. Et puis, K. arrive bientôt à maturation.  

Des porcs. Ces hommes sont des porcs. Je me perds dans mes pensées un instant, me remémorant mon retour au laboratoire. J’avais quatorze ans à l’époque, j’étais en plein dans l’âge bête comme on dit. Et surtout, j’étais en pleine rébellion. Si je me souviens bien, j’avais été sédaté pour le transport, histoire de ne blesser personne. Du moins, personne d’autre que le père de famille qui me renvoyait et qui portait un bras en écharpe. Il n’avait qu’à ne pas me battre après tout. J’étais retourné au laboratoire avec deux côtes cassées tout de même.

30 mai. Jophran semble moins agressif avec le temps, nous allons tenter une nouvelle fois de le placer dans une famille. Ou en tout cas sous les ordres d’un homme vivant seul. Peut-être que cela se passera bien cette fois. L’homme en question est un septuagénaire vivant à trente minutes du laboratoire ; il a accepté de recevoir notre visite deux fois par mois.

J’avais quinze ans quand j’ai été placé chez Renji. Je n’aurais jamais pensé tomber chez quelqu’un d’aussi agréable ; il était un peu comme un grand-père pour moi. Nous nous étions très vite rapprochés donc, au plus grand bonheur du vieux. Les scientifiques, eux, voyaient notre relation d’un mauvais œil, mais je dois avouer que je ne m’en préoccupais absolument pas.

31 mars. J. est de retour, son maitre est décédé cette nuit. Crise cardiaque. J. a l’air déprimé : il ne mange presque plus, reste dans son coin etc. Seule K. arrive à lui faire prononcer quelques mots, et encore. D’ailleurs, en parlant de K., il semblerait qu’elle ne puisse jamais être fertile. Nous allons donc l’envoyer au dressage et la vendre. Elle est au moins aussi inutile que J., mais peut nous rapporter plus que lui vu son tempérament docile.

Comment osaient-ils parler de Kira ainsi ? Elle n’était pas juste une marchandise. Elle était ma petite sœur.

13 janvier. J. vit toujours aussi mal le départ de K., mais qu’importe. Nous avons essayé de corriger les anomalies du dernier spécimen et avons créé Lei. Il parait correct, cette fois-ci. Nous avons aussi appris le décès de K. Il semblerait qu’elle ait été désobéi et que son maitre ait dû sévir.

C’est de leur faute si elle est morte. Ils m’ont annoncé la ‘’nouvelle’’ il y a trois heures environ, et voilà le résultat : deux corps gisant à mes pieds, d’autres un peu plus loin. Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai juste perdu mon sang froid. J’entends du bruit dans le couloir qui donne sur le bureau où je suis ; il faut que je parte, et vite. Ni une, ni deux, j’ouvre la fenêtre et saute. Un étage, ce n’est rien on va dire. Une fois au sol, je me relève et cours aussi vite et aussi loin que possible.

Un hybride de dix-sept ans qui s’échappe d’un laboratoire, ça peut paraître normal. Mais pour l’hybride en question – moi donc – c’est effrayant. Je ne connaissais rien de l’extérieur si ce n’est la domination des humains sur mon espèce. J’ai erré un moment, quelques mois je pense, en essayant de me débrouiller comme je pouvais. J’ai rencontré des rebelles qui m’ont accueilli pour de très courtes durées, j’ai trouvé des squats plus ou moins salubres, j’ai volé ma nourriture sur les marchés, mes vêtements aussi. Et puis, un jour, j’ai été pris. Comment m’ont-ils retrouvé ? je n’en ai aucune idée ; peut-être n’ai-je pas été assez prudent après tout. On m’a renvoyé au centre de dressage, on a recommencé à me battre mais je me défendais cette fois-ci. Peu après mes dix-huit, on m’a envoyé en animalerie ; il semblerait que mon heure soit venue.

« Un hybride ? Pour moi, un hybride c’est un être humain comme un autre, sauf qu’il partage son génome entre deux espèces : les humains et les animaux. On pourrait être considéré comme des surhommes, puisqu’au final, on leur est supérieur au moins grâce aux qualités physiques que l’on tire de nos homologues animaux, mais c’est sans compter sur l’ego des humains qui ne cherchent qu’à nous détruire mentalement pour nous asservir. Voilà ce que c’est un hybride pour moi. Ensuite, si vous m’aviez demandé ce qu’était un humain, je vous aurais simplement dit un imbécile, pour rester poli. »